Fanfiction : On se rencontre toujours deux fois

Publié le par Clara Le Corre

Ma fiction se trouve ici. Merci de ne pas copier/utiliser ce travail sans ma permission.

Bonne lecture !

On se rencontre toujours deux fois

Je m’appelle Solane, j’ai dix-sept ans et je suis ingérable. Parce que je viens de me faire renvoyer du lycée pour la seconde fois, ma mère m’envoie en maison de redressement.
Là-bas, commence l’enfer, le vrai. Je découvre une prison où il n’y a ni eau chaude pour se laver, ni matelas pour dormir et où nos repas se composent d’une bouillie qui n’a aucun goût.
Sans compter madame Loreillard, la gouvernante en chef, qui m’a dans le collimateur depuis le début !
Cet endroit est l n’arrange en rien les choses. C’est pour cela que ça me semblait impossible. Oui, impossible de tomber amoureuse.
Dans cet enfer carcéral, où je n’ai ni eau potable, ni nourriture consistante, ma plus grande obsession
, c’est lui.

Quand on ne croit plus en rien, l’amour peut-il nous sauver ?

1.
Je regarde défiler les paysages sous mes yeux comme s’ils avaient été des bribes de mon passé. Les montagnes immobiles au loin représentaient les choses qui avaient toujours été immuables et statiques : le vide qu’avait laissé le départ de papa, mon incapacité à m’apprécier. Les arbres, moins loin et passant à vitesse constante, étaient un peu comme les disputes avec maman. Et finalement, les broussailles floues au pied des rails me rappelaient les événements récents. En clignant des yeux, je revois clairement le visage déformé de la directrice, ma lettre de renvoi, la figure déconfite de maman, …
Oui, je l’avais déçu, une fois de plus. En vérité, je n’avais rien de la petite fille modèle. Je n’avais rien de ses filles entourées d’amies rieuses, celles qui ont toujours le bon mot à la bouche, ou celles qui se distinguent à l’école par leur intelligence, leur indépendance, …
J’étale mes pieds sur le siège en face et je vois la grand-mère, assise dans le siège d’à côté, me lancer un regard de travers.
Il est vrai que mes bottes en cuir noir peuvent froisser les rétines les plus fragiles.
Dans le reflet de la vitre, j’aperçois mes cernes qui coulent sous mes paupières. Lourdes, elles soutiennent à peine mes prunelles. Parmi toute la nature qui défile, elles ont la couleur de feuilles mortes. J’ai même du mal à croire qu’elles aient pu briller un jour.
Mes mèches noires et feu descendent sur mon nez, fines et effilées, tandis que j’essuie la moiteur de mes mains sur mon jean.
Ce n’est pas pour très longtemps, me dis-je. Rien que six mois. Six mois dans l’école de redressement, après je serai libre.
Une décision de maman. Maman qui était complètement dépassée. Maman qui ne cherchait même plus à me parler.
Je pousse un profond soupir et grand-mère grommelle quelque chose d’incompréhensible.

Le train s’arrête et j’épaule mon sac de sport en descendant sur le quai d’une gare presque vide.
Je jette un œil à ma brochure où est jointe une note de coordonnées. J’attrape le bus sans détacher mes yeux du prospectus :

Manoir Lachaume.
Pour jeunes en difficultés. Soucis scolaires, problèmes de comportement social. Notre objectif est de montrer une voie juste aux plus dérout
és.

Déroutée, on peut dire que je l’étais. Il faut dire que dernièrement, j’avais collectionné les ennuis en me battant avec Beth Miller, la première de classe – et une peste invétérée !, puis en me faisant surprendre en train d’entrer par effraction dans la maison du concierge de l’école. Le pompon, c’est d’avoir éteint ma cigarette sur la chaussure de l’officier qui me ramenait chez moi. Je regrettais presque tous ces incidents, si ce n’est celui avec Beth qui méritait une correction depuis longtemps.
Le bus ralentit à l’approche d’une masse obscure qui se dressait au bout d’une rangée d’arbres.
C’était un bâtiment haut et austère en pierre grise avec des voûtes d’arêtes en guise de toit, des arcs brisés et de longues galeries qui s’étendent en-dessous. Vu de loin, la bâtisse me fait penser à ces vieilles églises du XIIIe siècle, si ce n’est l’état délabré des murs et de leurs briques : écaillées, cassées, tantôt brunes, tantôt blanches, elles me font penser au sourire écaillé d’une dentition en train de pourrir.
Je m’avance jusqu’à la grille sans cesser de scruter les fenêtres sombres derrière lesquelles dansent des silhouettes sans visages.
- Solane Maverick ?
Je sursaute légèrement à l’appel de mon nom.
Une grande bonne femme s’approche d’un pas nerveux et claquant. Très propre sur elle et vêtue de la jupe la plus serrée que j’ai eue l’occasion de voir, je devine que je suis face à la gouvernante-en-chef. Ses lunettes en yeux de chat me lancent des éclairs malveillants.
- En retard pour ton premier jour, assène-t-elle sans un « bonjour ». Viens par ici, ma fille, que je t’examine.
Elle pousse la grille et m’attrape d’une main. Une main ? Non. Une serre. Je sens jusqu’à ses ongles s’enfoncer dans ma chair.
- Chétive et mal proportionnée, caquète-t-elle.
- C’est à moi que vous parlez ? lancé-je, excédée.
La femme retrousse ses lèvres sur une dentition de cheval.
- J’ai lu ton dossier. Une délinquante doublée d’un esprit rebelle. Mais je sais y faire avec les filles de ce genre. J’ai eu pire, crois-moi.
Elle daigne enfin me relâcher et tourne les talons.
- Bien, commençons par la visite. Suis-moi.
Nous nous avançons dans la grande cour qui s’étend sur plus de cents mètres avant de mener aux quelques marches d’un perron.
- Je suis madame Loreillard, la directrice de l’établissement et gouvernante-en-chef. Dans cet endroit, je veux une discipline de fer. Tu devras respecter les horaires qui te seront donnés pour tes leçons et tes activités.
Alors que nous traversons un grand hall, Loreillard s’arrête et me saisit au poignet. Surprise, atterrée, je lâche mon IPod qui tombe au sol et s’écrase dans un tintement de verre brisé.
- Première règle ici : pas d’appareils électronique ! Ils vous transforment en légumes.
Sous le choc, je ramasse les débris de mon IPod tandis que Loreillard repart d’un pas énergique. Je suis tellement mortifiée que je ne trouve pas les mots. L’a-t-elle fait exprès ? Bien sûr ! me murmure une petite voix en retour.
- Allons ! Avance ! me lance-t-elle depuis la pièce suivante. Je n’ai pas toute la journée. Tiens, voici l’endroit où tu dormiras.
J’arrive dans une grande salle sans rideaux où sont disposés une quarantaine de lits, ou plutôt de sommiers de bois sur lesquels ne reposent aucun matelas, ni oreillers. Juste une couverture de lin à la couleur moisie.
- Je vais dormir ici ? répété-je.
- Est-elle bête, pour l’amour du ciel ? lâche Loreillard comme si elle s’adressait à une personne invisible. La salle de bain se trouve en face, dans le couloir. Vous disposez chacune de cinq minutes pour vous doucher intégralement chaque jour. Tachez de ne pas abuser de votre eau !
- Mais… il fait froid ici ? lui fis-je en la rattrapant dans les escaliers. Vous n’avez pas de couvertures supplémentaires ?
- Tu n’auras pas besoin de ça, claque-t-elle. Le réfectoire, maintenant. Après, je t’emmène à ton premier cours.
Mon estomac se noue. Mon impression est la bonne. Je suis tombée en enfer.

2.
Le réfectoire ressemble au hall d’entrée : grand et froid. Une dizaine de tables sont disposées parallèlement les unes aux autres et nos repas sont pris à heures fixes.
D’ailleurs, ici, tout est à heure fixe.
Les réveils se font à six heures précises et c’est Loreillard qui s’en charge en personne. Elle débarque dans la chambre et nous claque la tempe d’un geste sec.
Ensuite, on s’habille en silence d’un uniforme qui nous donne l’air de parachutes. On se met ensuite en ligne et on avance jusqu’à la salle de bain. Nos cinq minutes de douche sont véritablement un cauchemar : pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas d’eau chaude.
Ma découverte avec ce fait m’avait fait pousser un cri si aigu que j’avais rameuté Loreillard et sa bande de goules, comme les appelaient les filles de l’internat.
Les horribles bonnes femmes au nez crochu s’étaient contentés de me glisser un avertissement sévère, tandis que Loreillard m’avait privé de repas le midi-même.
Le repas, d’ailleurs, parlons-en.
Lorsque midi sonne, toutes les filles sortent des cours et se rendent dans le calme jusqu’au réfectoire où leur est servi un … repas. Un bol de je-ne-sais-quoi de gluant, à l’odeur de chlore et au goût de plastique. Et lorsqu’on essaie de se désaltérer, la déception est plus grande encore, car l’eau n’a de l’eau que le nom. Elle n’étanche aucunement notre soif, est sale et parfois même avec des grains.
Mis bout à bout, toutes ces choses n’ont pas mis longtemps avant de me faire sortir mes premières larmes. En pleine nuit, l’oreille contre le bois du sommier, la tête sous la couverture pour qu’on ne m’entende pas. Mais je ne suis pas la seule.
Charlotte, ma voisine de classe, pleure même pendant les cours. Jusqu’à ce qu’on ne la revoie plus du jour au lendemain.
- Une des goules l’a envoyé au cachot, révèle Harley au repas de midi tandis que plusieurs filles s’inquiétaient de son sort. Elles ont dit que là-bas au moins, elle pourrait pleurer sans qu’on l’entende.
- Silence! hurle une des gouvernantes et Harley baissa les yeux sur son bol.
Les occasions qu’on a de parler avec les autres filles sont rares. En cours, c’est interdit, au repas, c’est interdit, la nuit, c’est interdit. Il ne reste qu’à trois heures, durant notre quart d’heure de récréation où nous pouvons discuter sans risques dans la cour.
- Il paraît que Lola s’est faîte attraper, fait Harley en accourant vers notre petit groupe assis dans l’herbe. Hier soir, enchaîne-t-elle sous les hoquets de stupéfaction, elle a heurté les casseroles dans la cuisine.
- Qu’est-ce qu’elle faisait dans la cuisine ? demande une grande fille maigre que j’ai surnommé « la perche ».
- Elle a voulu voler de la bouffe chez les goules. Tout le monde sait que pendant qu’on s’tape les bouillons dégueulasses, elles ont le top du top. Les croissants au petit-déj, le quartier de bœuf pour midi, le foie gras pour le soir. Ça ne m’étonnerait même pas qu’elles aient de la truffe ou des choses du genre !
- J’ai entendu dire, fait alors Marlène, une petite bridée à l’air absent, qu’une des filles s’était si bien conduite qu’elle avait eu droit à un repas chaud et un dessert.
- Qui t’as dit ça ? lance Harley avec un regard sombre.
Marlène hausse les épaules.
- J’ai juste entendu dire … que si on se conduisait bien, on aurait une récompense.
- C’est ça ! grogne Harley avec rage. Comme si on était des chiens !
Le soir-même, ironie du sort, notre bol n’est pas rempli de bouillie mais de riz sec et d’os de poulet.
J’ai même le sentiment qu’on nous traite moins bien que les chiens.

Le goût du sel me manque. Le goût de l’eau. Mon matelas, mon lit, mon chez-moi. Maman.
Chaque vendredi, j’apprends qu’on a le droit à notre coup de fil privé. Après une semaine de calvaire, je prépare tous les arguments dans ma tête pour convaincre maman de venir me chercher.
Nous faisons la queue et parlons chacune notre tour dans le combiné. C’est un vieil appareil disposé au mur et à côté duquel se place une goule à l’air ténébreux.
Devant moi, Harley passe son tour et je me saisis du combiné, les mains tremblantes. Je compose le numéro, j’entends sonner… puis décrocher.
Les larmes me montent aux yeux tandis que mes doigts retiennent le combiné.
- Allô ? Maman ?
- Solane, c’est toi ?
Sa voix est à peine audible, comme si elle se tenait extrêmement loin du haut-parleur.
- Maman, il faut que tu viennes me chercher, je ne peux pas rester ici ! C’est une erreur, tu dois leur dire que tu vas venir. Je t’en prie. Maman ?
La ligne ne me renvoie que des grésillements tragiques. Je suis seule.
- Au suivant, crie la goule derrière moi.
Mon cœur fait un bond dans les environs de ma gorge et je proteste aussitôt :
- Non, attendez, je n’ai eu personne ! J’ai le droit d’avoir ce coup de fil !
- Que tu aies joint ton correspondant ou non, ce n’est pas mon problème ! tu as passé ton coup de fil de la semaine ! Maintenant, au suivant !
Derrière moi, la blonde au nez rouge tend la main vers le combiné. Je le tiens serré contre ma poitrine, la respiration sifflante.
- Je dois contacter ma mère ! répliqué-je.
- Donne ce téléphone, petite idiote !
Je sens la gifle s’abattre sur mon front. Elle réussit à faire couler les larmes que je retenais encore jusqu’à présent.
- Classe de détention, ce soir ! rugit la gouvernante en me prenant par le col si sauvagement que je m’étouffe. Pour vous apprendre à gérer votre temps correctement, jeune fille !
C’est la dernière chose dont j’ai envie !
Mes yeux me brûlent encore à cause des larmes lorsque la gouvernante m’amène dans une nouvelle salle, de musique semblait-il, si j’en jugeais par les nombreux instruments ci et là.
- Attends le maître ici, lâche-t-elle en me faisant asseoir à une table avec un verre d’ «eau», puis avant de refermer les portes après elle.
J’entends la clé dans la serrure. Je m’essuie les joues avec les manches de mon uniforme qui sent la vieille lessive et observe attentivement la pièce. On dirait que les pianos et divers violoncelles qui jonchent le sol n’ont pas servi depuis une éternité.
- Bonsoir, alors, tu n’as pas été sage ?
Mon corps se fige si brusquement que je manque de renverser mon gobelet.
Un jeune homme s’avance, les yeux rivés sur une feuille de notes. Un mec, sérieusement ? J’avais presque oublié ce que c’était. Et pourtant, avec le physique de celui-ci, ça aurait été difficile.
Ténébreux aux yeux clairs, le teint un peu cireux, fin mais pas trop, et je vois même quelques muscles bien placés se dessiner sous sa chemise. Par-dessus le marché, il semble à peine plus âgé que moi.
Il ne daigne me donner un regard qu’une fois qu’il s’est assis. Il semble s’attarder un instant de trop. Ses pupilles se dilatent légèrement, avant qu’ils ne les ramènent sur sa feuille.
- Qu’est-ce que c’est, cette fois ? braille-t-il dans un soupir. Tu as escaladé la fenêtre de la chambre ? Tu as refusé de manger ?
- J’ai dépassé mon temps de téléphone.
Un petit rire secoue ses épaules. Je ne sais pas si c’est parce qu’il se moque de moi ou du ridicule de la situation.
- Eh bien, on devrait commencer tout de suite alors. Qu’est-ce qu’on t’as donné à faire ?
- Rien.
- Rien ?
- Elle n’a rien dit, précisé-je en croisant les bras.
- Dans ce cas, c’est à moi d’être créatif.
Il repoussa sa chaise et se dresse face à moi, les yeux glacials.
- Lève-toi et chante.
- Pardon ?
Il frappe du plat de la main juste devant moi.
- Lève-toi et chante, répète-t-il en détachant chaque syllabe.
- Mais… pourquoi ?
- Fais ce que je te dis ! Tu as trois heures de détention, tu espérais copier des lignes ?
- En quelques sortes.
- Debout !
Sa voix claque comme un fouet et je me redresse, le menton bas.
- Chante, allez ! insiste-t-il.
- Chanter quoi ?
- Une chanson. N’importe. Celle que tu connais.
Je connais un tas de chansons. Du métal, avec des paroles bien trash. Je prends ma respiration et me lance, grinçante, tragique.
- Stop ! me hurle-t-il alors que j’ai à peine entamé le premier couplet, puis il me lance une partition. Essaie plutôt ça.
- Qu’est-ce que c’est ?
Je n’ai jamais rien compris aux portées de notes sur un tableau. Qu’espère-t-il, me transformer en diva ?
- C’est… des paroles originales ?
- Je vais t’indiquer le rythme. Tu suivras mes gestes. On essaie.
Il lève la main en me fixant avec intensité. Je laisse les sons, aigus, dissonants, sortir d’entre mes lèvres :

Son visage d’ange me sourit,
Malgré toutes mes tragédies,
Pour son départ, je n’ai pas de mots.
Face à des lettres inachevées,
Dans la chaleur de bougies allumées,
J’ai besoin d
’être avec toi.

Ma voix s’éteint. Les murs résonnent encore.
- C’était pas mal.
- Pas mal ? rigolé-je. Je n’ai pas fait une seule note juste.
- Parce que tu ne t’écoutes pas, dit-il, catégorique. Tu n’es pas concentrée. Tu penses à autre chose.
- J’ai de quoi, ironisé-je.
Le jeune homme hoche la tête, très sérieux.
- Encore une fois.

Je ne vois pas mes trois heures passer. Le temps semble s’égrainer, tandis que je pousse ma voix à aller plus haut, plus bas, sous les conseils avisés du garçon. Et alors que son visage danse dans mes pensées avant de m’endormir, je me dis que j’ai peut-être trouvé le premier élément positif de cet endroit.

3.
- Tu étais en détention avec un mec ? me fait Harley à la récréation du lendemain en écarquillant les yeux. Par quel miracle as-tu pu te retrouver seule avec un garçon dans cet endroit pourri ?
- Je n’en ai aucune idée, dis-je en secouant la tête.
- Moi je sais comment, fait la perche. C’est Alec Borrow. Une espèce de petit génie de la musique totalement incontrôlable. Mon frère était dans la même maison de redressement que lui, ajoute-t-elle en voyant des regards interrogateurs sur elle.
- Et alors ? que s’est-il passé ? demandé-je.
- Il n’a pas un seul écart de conduite en trois ans et il s’est fait sortir par Loreillard elle-même. Elle dirigeait l’établissement des garçons quelques kilomètres plus loin avant de devenir gouvernante-en-chef ici. Maintenant, elle s’en sert comme un toutou.
- Enfermée seule avec le toutou de Loreillard ? braille Harley avec une grimace. Je retire ce que j’ai dit ! Ma pauvre, tu manques franchement de bol !
Pourtant, je n’arrive pas à y croire. Alec, un toutou ? Il avait l’air tellement libre et inspiré, tellement … rebelle derrière son regard strict.
L’image d’Alec ne me quitte pas. Je m’attends finalement à le croiser dans les couloirs, n’importe où dans la bâtisse, mais peu importe où je suis, il n’y est jamais.
Je suis si distraite par son souvenir que je manque l’appel de mon nom en cours d’anglais.
- Solane Maverick !
Je me redresse sur ma table dans un brusque sursaut. Loreillard me regarde de travers.
- Que fais-tu, tu rêvasses ?
Toutes les filles autour de moi se tendent d’effroi. Je soutiens son regard sans céder.
- Je pensais à une chose, madame.
- Je suis ravie que tu te mettes enfin à « penser », et si je ne suis pas trop indiscrète, j’aimerais savoir à quoi tu pensais.
Son ton m’exaspère tellement que la colère se met à vrombir dans ma gorge.
- Je pensais à combien de temps il me faudrait pour avaler le repas de ce midi, lancé-je. J’allais vous faire la suggestion de l’administrer par seringue ou pilule afin que cela soit plus agréable pour nous.
Les filles émirent des hoquets terrifiés. Loreillard plissa ses yeux noirs.
- Détention, siffla-t-elle. Ce soir.
- J’en sors tout juste, clamé-je.
- Et pas de couverture ! assène-t-elle dans un caquètement qui m’oblige à me rabattre sur ma chaise.

Oui, je l’avais cherché celle-là. Seulement voilà, lorsqu’une des goules m’emmène voir Alec ce soir, j’ai le cœur bondissant.
- Encore toi ? fait Alec en fronçant les sourcils, puis s’asseyant à son bureau en face de moi. Qu’est-ce que c’est, cette fois ?
- J’ai répondu à la gouvernante.
- Aïe.
- Elle était furax, raconté-je. Elle a parlé de me priver de couverture.
Et c’est en prononçant mes mots que je réalise à quel point je l’aimais cette couverture. A quel point j’en avais besoin. Car elle représentait encore le seul objet que je m’étais attribué ici.
Plus pour longtemps.
Le coup m’atteint au cœur, mais je tâche de ne pas me montrer affectée. Je n’ai pas envie qu’Alec me voit pleurer, et ce, même malgré la situation.
- Bon, très bien, fait-il en se levant et retroussant ses manches. On ne perdra pas de temps en blablas inutiles.
- Quoi ? tu veux encore me faire chanter ?
Il me fait signe de me lever. Je lâche un soupir.
- Tiens-toi droite, me dit-il. Respire et souffle. Décroise les bras.
- Je n’ai pas envie de chanter, j’ai la gorge sèche, déclaré-je.
- Tu veux que j’aille expliquer ça à Madame Loreillard ?
Il ne me laisse pas le choix.
Mon dos est tout rouillé et mon estomac tout comprimé.

Penser à toi ne me suffit plus,
Je ne suis pas soulagée de te savoir loin,
Ni éclairée par l’échange de quelques mots,
Je ne comprendrais jamais ce qu’est que d’attendre,
T’attendre, toi …

- On va en faire une autre, fait soudain Alec en farfouillant ses notes.
Je réalise qu’elles sont pleines de partitions.
- Elles sont toutes de toi ? demandé-je.
- Oui, répond-il sans m’adresser un regard.
- Et… tu as écris ça quand tu étais en maison de redressement ?
Il se fige et relève lentement les yeux sur moi. Ils sont verts comme la menthe, profonds, et transpirent de véracité.
- Voilà de quoi vous discutez lors de vos récréations ? fait-il en fronçant les sourcils. Quel intérêt…
- Moi, je trouve ça intéressant, lui juré-je. Comment as-tu fait pour sortir de là ?
Il finit par trouver la partition qu’il cherche et la dispose devant lui. J’attends sa réponse qui vient finalement :
- J’ai écrit, dit-il. J’ai écrit tous les jours, ou alors j’étais sûr de finir maboule.
Il s’arrête, se gratte le nez, et regarde par la fenêtre comme s’il attendait qu’un météorite le transperce d’un instant à l’autre.
- J’ai eu un tas de problèmes, m’explique-t-il, mal à l’aise. Avec mes parents, avec les parents des autres aussi. Avec les autorités. J’étais parti pour cinq ans là-bas.
Sa voix baisse d’une octave : il est sur le ton de la confidence.
- La première année fut une catastrophe : je me battais avec les étudiants, avec les profs aussi, ma violence n’avait aucune limite. J’étais perdu. Et puis, j’ai écrit tout ça, fait-il en désignant les partitions. Ça m’a libéré. Loreillard m’a entendu les jouer et m’a emmené ici.
Il reprend une grande respiration.
- Mais je ne suis pas idiot. Je sais qu’au moindre écart, je retourne là-bas. Au moins, ici je peux composer tranquillement.
Puis, il me glisse un regard amusé qui me fait fondre.
- Enfin… je peux composer quand une petite rebelle ne vient pas s’immiscer.
- Une petite rebelle ? relevé-je. Moi qui croyais être ta muse.
- C’est un peu tôt, non ?
Je me sens rougir et je m’efforce de détourner les yeux.

Cette nuit est glaciale, insupportable. Le corps couvert de frissons, je me réchauffe à l’aide de mes seuls bras. Je claque des dents et tremble comme une feuille, mais je n’ai qu’Alec en tête. Je ne pense qu’à le revoir, même s’il faut subir ces nuits d’enfer.

4.
Le lendemain, je ne sens plus mes muscles tant ils sont endoloris. En classe, je fais des efforts monumentaux pour rester éveillée. Même la douche froide n’a pas réussi à me redonner un coup de fouet.
Je réalise que je dois être folle. Tandis que toutes mes copines ne parlent que du moyen de s’échapper, moi je cherche des idées pour me retrouver en détention. Et si j’avais tort ?
Mais pourquoi m’enfuirais-je alors que j’ai enfin trouvé une raison d’être ? M’enfuir loin de lui pour devenir quoi ? Devenir qui ?
Le jour qui suit met le feu aux poudres.
Tout d’abord, on apprend que quelqu’un s’est introduit dans le bureau de Loreillard pour voler la clé du cachot. Elle est dans un tel état de nerfs que personne n’ose croiser son regard lorsqu’elle nous ordonne de nous lever, interrompant un cours d’algèbre, avant de tourner furieusement autour de nous à la manière d’un rapace.
- Mon bureau ! s’exclame-t-elle. Sans dessus-dessous ! J’exige que la peste responsable de ce chantier se dénonce immédiatement ! Autrement, je sévirai pour vous toutes, est-ce bien clair ?
Personne ne bouge. Loreillard lâche un grognement.
- Très bien ! Alors commençons par toi ! Marlène Delavaux ! lance-t-elle en pointant son doigt sur la frêle jeune fille. Approche !
- Non, pas Marlène, murmure une Harley affolée à côté de moi.
Loreillard dégaine une règle et lui fait tendre les doigts. Ni une, ni deux, elle frappe, rapide comme l’éclair, et Marlène lâche un cri.
- Toujours personne ? Parfait !
Elle recommence une nouvelle fois, puis une autre. Chaque coup me donne la nausée, comme si j’allais vomir.
- C’était moi ! lance une voix au fond de la salle.
La jeune Lola se redresse, le visage blême. Loreillard renvoit Marlène à sa place et fait signe à Lola d’approcher. Harley tremble, tout contre moi.
- Qu’espérais-tu en prenant cette clé ? fait Loreillard en la jaugeant sévèrement.
- Je voulais libérer Charlotte.
Les filles étouffent des exclamations de surprise.
- J’en étais sûre. Vous n’apprendrez jamais rien. Vous n’êtes que les raclures de ce pays. Tendez vos doigts.
- Non !
Tout le monde se tourne vers moi qui referme subitement la bouche, me rendant compte de mon erreur. Mais c’est trop tard. Me voilà sous le feu des projecteurs.
- Quelque chose à dire, Solane Maverick ? Tu n’es pas d’accord, peut-être ?
Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi.
Loreillard s’approche de moi.
- Tu as perdu ta langue tout à coup ?
N’aggrave pas ton cas ! me dis-je intérieurement, mais c’en est trop. L’envie d’hurler est trop forte.
- Vous n’avez pas le droit de nous frapper ! lâché-je.
SCHLAC !
La règle s’abat contre ma joue, brûlante, cinglante. La morsure remonte jusqu’à ma tempe où elle libère des maux de tête oubliés.
- J’ai tous les droits ici, fillette ! Mets-toi ça dans le crâne !
Elle fait demi-tour et attrape Lola par le bras.
- Détention pour toi, Solane Maverick ! Que cela te serve de leçon !
Je retiens mes larmes pendant tout le cours, mais j’ai du mal lorsque Harley me susurre qu’elle m’a trouvé « très brave ».

Quelle idiote je suis ! Je ne peux pas restée dans cet endroit. C’est impossible.
Je pleure encore, je le réalise, de plus, sous l’œil d’Alec qui ce soir-là, joue mon confident.
- On n’a même pas d’eau potable.
J’enfouis mon visage sanglotant entre mes doigts. Je ne peux plus supporter son regard d’analyste.
- Je suis désolé, articule-t-il.
- Non ! hurlé-je. Tu n’es désolé de rien ! Tu vis ici ! Tu es comme ces sales bonnes femmes ! Tu te bâfres de croissants au beurre pendant qu’on ronge les os des poulets pour avoir un peu de sel ! Un peu de sel, tu te rends compte ?
Je tremble comme une feuille. Je n’arrive pas à croire que je suis en train de vider mon sac. Si Alec répétait cette conversation, j’étais morte, tout simplement, mais qu’est-ce que j’en avais à faire ? Je mourrai déjà à petits feux.
Il reprend, mal à l’aise.
- Solane, je…
- Mais peu m’importe au fond, fais-je en essuyant mes larmes. Peu m’importe si tu me dénonces. Je ne vois pas ce qu’elles peuvent me faire de pire.
- Elles peuvent faire bien pire, acquiesce Alec, les yeux dans le vide.
- Comme quoi ? Me priver de couverture ? Euh… déjà fait ! Me priver de repas ? Déjà fait aussi !
- Te séparer de moi.
Ses mots s’abattent comme un couperet. Je suis si surprise que le rire s’échappe de ma gorge, incontrôlable.
- Quelle punition, j’avoue ! Comme si dans tout cet enfer, tu avais la moindre importance.
Tout se passe très rapidement.
Le bras d’Alec se déploie, sa main m’agrippe à la taille et me colle à lui, si près que son nez vient s’enfoncer dans mes cheveux. Je lâche un petit cri de surprise tandis que ses lèvres frôlent la peau tendue de mon cou.
- Arrête d’essayer de faire du mal à tout le monde. Ça ne marche pas avec moi.
Sa chaleur est douce et envoûtante. Je me laisse prendre. Je n’ai désormais plus envie de lutter contre mes désirs. Je me relâche et ses bras m’enveloppent avec plus de force. Ses lèvres se rapprochent, mon cœur va exploser. Elles se déposent, aussi légères qu’un battement d’ailes, sur le coin de ma bouche et tout mon corps se met à frémir.
- Je vais nous faire sortir d’ici. Je te le promets.
Comment cela a pu m’arriver, à moi ?
Dans cet enfer carcéral, où je n’ai ni de quoi boire, ni de quoi manger, ni eau chaude, ni matelas pour dormir, ma plus grande obsession, c’est lui. Je suis tombée amoureuse d’Alec.

5.
Alec m’a fait une promesse, je pense qu’il était sincère.
Il me somme d’attendre dans le couloir de l’aile ouest à onze heures, dans la nuit du jeudi. Je n’ai strictement aucune idée de pourquoi un jeudi, ni pourquoi ce couloir. Tout ça me paraît dingue et stupide, mais je n’ai pas d’autres choix si je veux sortir d’ici.
Aussi, quand je me place dans le coin obscur à 22h55, mon cœur bat la chamade. Et s’il décidait de ne pas venir ? De simplement me laisser là ? Tant pis, me dis-je. J’attendrai le temps qu’il faudra.
Les courants d’air froids font claquer des portes plus loin dans le couloir. Chaque bruit résonne avec plus d’intensité et me procure des frissons d’effroi. Je crains de voir Madame Loreillard débarquer d’un instant à l’autre avec son bonnet de nuit en forme de poire sur la tête, mais le temps passe et personne ne vient. Mon corps tremble tandis que je noue sans espoir mes deux bras autour de moi dans le but de me réchauffer un peu.
Alec m’a oublié, réalisé-je soudain en portant mon regard sur l’allée sombre et un pic de glace semble me transpercer la poitrine. Il ne viendra pas.
Personne ne viendra d’ailleurs. Je suis seule comme je l’ai toujours été. Comme quand maman sortait le soir avec des inconnus en me laissant la télé en bruit de fond. Oui, je lui en voulais pour toutes ces nuits où je m’étais endormie contre une vitre froide qui donnait sur la rue. Toutes ces nuits à l’attendre pour qu’elle me lise un conte, me borde, m’embrasse. Des nuits creuses, vides d’amour. Et finalement, des matins passés à effacer mes pleurs de la veille pour qu’elle ne devine pas mes angoisses. Tout aurait été plus simple si j’avais pu rétablir la communication avec elle, et je ne serais probablement pas perdue dans ce couloir glacial.
Le contact d’une main sur la mienne me fait perdre le fil de mes pensées.
La silhouette d’Alec se dessine dans la pénombre, grand, flou. Il me donne un baiser aussi doux qu’une caresse avant de m’entraîner par une porte.
- Tu es en retard, lui reproché-je, mais il m’interrompt d’un geste.
Je comprends que je dois impérativement me taire.
Nous débarquons dans un escalier de pierre qui descend en colimaçon. Il me tire si fort vers l’avant que je sens mes os craquer. Il est presque plus tendu que moi.
Notre progression se fait en silence. Nous passons portes et couloirs, escaliers et pièces noires. Je reconnais soudain la cuisine dans laquelle il m’oblige à marcher le dos courbé. Je me souviens alors de Lola qui avait heurté les casseroles accrochées en hauteur en voulant ouvrir le frigo.
Il me fait entrer dans le cellier par une petite porte en bois qui grince légèrement lorsqu’il la referme. Je le vois faire la grimace.
- Tiens, prends ça, me fait-il et il me glisse un baluchon dans les bras. Il y a du jambon, du pain, de l’eau et des pommes. Assez de provisions pour que tu arrives à la gare la plus proche en passant par la forêt.
- Mais et toi ? lancé-je à mi-voix.
Mon cœur bat si fort qu’on doit le voir dans ma gorge.
Alec tend l’oreille, immobile. Un bruit résonne à l’étage. Les prochaines minutes seront décisives pour ma fuite.
- Je dois déverrouiller la grille depuis l’intérieur du bâtiment, m’explique-t-il avec précipitation.
- Tu ne m’as jamais dit ça !
- La grille ne sera déverrouillée que quelques secondes, reprend-il comme si je ne l’avais pas interrompu, alors sois sûre d’être prête. Elle émet un claquement quand le verrou se lève.
- Arrête, Alec, j’ai peur !
Il me regarde attentivement, les yeux brillants.
Des pas retentissent, puis des voix ensommeillées. Alec me pousse contre la fenêtre.
- Elles sont réveillées, dit-il. Ne perds pas de temps. Cours vers la grille. Je me charge de l’ouvrir.
- Et toi ? lâché-je. Comment tu vas faire ?
- Ne t’inquiète pas. Je te rejoindrai à la gare. Attends-moi là-bas.
Je me prépare à escalader le bord de la fenêtre, quand je renonce et lui donne un ultime baiser.
Il joint ses mains aux miennes, puis me serre contre lui.
- Sois prudent, lui dis-je.
Même si quelque chose d’insensé me somme de rester, je m’envole par la fenêtre et retombe sur l’herbe fraîche.
Je commence alors à courir comme une dératée, mon baluchon cognant contre mes côtes. Derrière moi, je vois des lumières s’allumer et j’entends le brouhaha de voix indistinctes.
J’atteins enfin la grille qui se dresse devant moi comme mon dernier obstacle. Je tente de la pousser, mais elle résiste.
Bon sang, faîtes qu’Alec arrive à temps !
Soudain, un « clac » sonore retentit. Je me lance au travers et m’enfonce dans la nuit fraîche.
Je mets le plus de distance possible entre moi et le manoir et quand enfin la fatigue me rattrape, je m’arrête pour souffler, la tête entre les jambes. La forêt m’enveloppe du froissement des feuilles sous mes pieds, du chuintement d’un animal que j’ai probablement effrayé, du feulement du vent qui souffle entre les branches, mais pas une voix, pas un cri. Loreillard et le manoir Lachaume ont disparu. Je me retourne alors pour la première fois et réalise que mon cauchemar est derrière moi. Une vague de soulagement m’envahit alors.

La gare se trouve à quelques kilomètres au nord du manoir. Je l’atteins dans la matinée et décide d’entamer le reste de mes provisions. Je m’endors sur un banc, me réveille lorsque le haut-parleur annonce un bagage perdu, puis me rendors, la main serrée sur ma pomme.
Lorsque je me réveille, Alec n’est pas là. Je ne sais plus quel jour nous sommes, ni depuis combien de temps je suis là à l’attendre, mais le visage des balayeurs ne m’est désormais plus inconnu.
L’un d’eux finit par me rapporter aux services de police et le lendemain, ma mère est là. Elle vient me récupérer les larmes aux yeux et en me ramenant en voiture à la maison, elle me dit que plus jamais elle ne se séparera de moi.
En me voyant dans la vitre, j’ai franchement peur. J’ai une tête affreuse : des yeux gonflés, des brindilles dans les cheveux, des coupures sous les doigts. Maman me dit qu’elle est désolée. Je la crois.

Maintenant, j’ai repris les études dans un nouveau lycée. Je m’en sors avec des notes moyennes mais maman dit que c’est un net progrès.
Je n’ai plus jamais entendu parler d’Alec.
Je crois qu’il n’a jamais pu me rejoindre. J’ai peur de savoir pourquoi, même si au fond de moi, j’en ai une idée très claire.
De temps en temps, je retourne à la gare en espérant le croiser. Mais il n’est jamais là.
Peut-être qu’il a oublié la promesse qu’il m’avait faîte, peut-être que non. Moi, je n’oublierai pas qu’il m’a enseigné l’espoir quand dans ma tête, tout était noir. Peu importe où, ni comment, je suis persuadée qu’on se reverra. Parce que dans la vie, on se rencontre toujours deux fois.

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